C'est l'histoire effroyable d'un homme de 73 ans, qui pendant près d'un quart de siècle a mené deux vies parallèles dans sa grande maison sinistre de la rue Ybbstrasse, à Amstetten, en Autriche. L'histoire d'un homme à «deux étages». À double fond. L'histoire d'un monstre, qui avait l'air d'un grand-père tranquille.
Au rez-de-chaussée, où il habitait avec sa femme Rosemarie, une grand-mère énergique de 78 ans dont il avait eu sept enfants, Jozef Fritzl forte stature, sourcils arqués de Mephisto, yeux clairs sévères vivait en apparence une vie de retraité aussi affable que discret. Mais en sous-sol, dans cette cave qu'il avait creusée sous son jardinet couvert de fleurs sauvages, derrière des murs ne laissant rien filtrer, l'ancien électricien à la retraite passionné de pêche et compagnon de tablée apprécié par ses anciens collègues s'était organisé un tout autre monde, où il avait emmuré vivante sa fille aînée Elizabeth à l'âge de 18 ans, après l'avoir droguée, pour pouvoir la violer à son gré. La contrôler. La cadenasser. La dominer entièrement. Afin de camoufler ses crimes qui allaient courir sur plus de deux décennies, le pervers diabolique avait forcé la jeune fille à écrire une lettre à sa famille, dans laquelle elle parlait de son choix de s'en aller vivre dans une secte et priait ses parents de ne pas chercher à la retrouver.
De cette vie d'inceste, de ténèbres et d'indicibles souffrances, qu'à en croire la police personne, à l'étage supérieur, ne soupçonna jamais, même si on a peine à l'imaginer, allaient naître sept autres enfants, dont trois, Kerstin (19 ans), Stefan (18 ans) et Felix (5 ans), resteraient séquestrés avec leur mère jusqu'à la découverte du drame, il y a quelques jours. Allant jusqu'au bout de son scénario schizophrénique, Jozef Fritzl avait adopté les trois autres Lisa (15 ans), Monika (14 ans) et Alexander (11 ans) qu'il aurait jugés «moins pleurnichards» faisant croire à sa femme Rosemarie qu'ils avaient été déposés devant sa porte, par sa fille disparue, avec des lettres signées de celle-ci. Quant au septième enfant, un bébé mort trois jours après sa naissance dans le sinistre sous-sol, le père incestueux n'hésiterait pas à le jeter dans l'incinérateur de l'immeuble, pour le faire disparaître…
Personnage visiblement très autoritaire, qui en imposait à son entourage familial par sa poigne, Jozef Fritzl avait interdit l'accès de son «atelier» à toute sa famille du «dessus», invoquant son désir d'avoir son univers à lui. Bricoleur, l'ancien ouvrier d'une cimenterie de la ville avait installé une porte blindée d'un mètre de haut munie d'un code électronique connu de lui seul et camouflée par une étagère. Cette ouverture menait à la fameuse cachette où vivaient ses enfants prisonniers dans un petit réduit de 60 mètres carrés, composé d'une minuscule chambre, d'une cuisine, d'une salle de douche et d'un étroit boyau reliant les pièces. L'interdit était visiblement si fort qu'aucun des autres membres de la «première famille» y compris Rosemarie n'osa jamais s'aventurer jusqu'à la fameuse porte de ce Barbe bleue autrichien pour savoir ce qui s'y tramait. Posèrent-ils des questions sur les nombreux colis d'épicerie que le père descendait à la cave ? Eurent-ils des doutes ? De véritables soupçons ? Et que se passait-il dans la tête de Jozef Fritzl, tandis que sa fille accouchait, seule, dans une cave, d'enfants nés de ses viols répétés ?
Cette histoire pose des «millions de questions», notait lundi, accablé, le gouverneur de Basse-Autriche, exprimant l'horreur et la perplexité d'un pays déjà très ébranlé par l'affaire de la séquestration de la jeune Natascha Kampusch, mise au grand jour il y a un peu plus d'un an. «Nous sommes confrontés à un crime innommable», a renchéri le ministre autrichien de l'Intérieur Günther Platter. «Ce cas est d'une brutalité et d'une horreur incompréhensibles, le plus effroyable et le plus sérieux jamais mis en lumière en Autriche.»
Il n'est pas certain que soit révélée un jour toute la vérité sur les ressorts profonds de cette épouvantable histoire familiale, dont les zones d'ombre restent immenses. On sait seulement que pour la malheureuse Elizabeth, dont les photos d'enfant révèlent un minois rieur et des yeux lumineux, le drame se noua sans doute vers l'âge de 11 ans, quand pour la première fois elle fut violée par son père. Elle allait dès lors tenter plusieurs fugues, dont l'une à 16 ans, afin d'échapper à son prédateur. C'est sans doute pour empêcher qu'un tel scénario finisse par réussir que Jozef Fritzl allait décider de la séquestrer le 28 août 1984, entrant dès lors dans un cercle infernal de mensonges, de violences et de dissimulation schizophrénique qui vient à peine de prendre fin.
La tragédie aurait pu durer des années encore, si Kerstin, 19 ans, la fille d'Elizabeth, n'était tombée, victime d'une grave et mystérieuse maladie, qui a fini par pousser le père et geôlier Jozef Fritzl à la faire hospitaliser. Par pitié ? Par horreur soudaine de lui-même ?
Il y a quelques jours en tout cas, Jozef Fritzl, brusquement paniqué, dépose Kerstin de nuit à la clinique d'Amstetten. Les pressantes sollicitations des médecins pour entrer en contact avec la mère de cette jeune fille inconnue de l'état civil vont conduire le monstre à sa perte. Dans un moment d'égarement (?), il libère Elizabeth, Stefan et Felix, déclarant à sa femme Rosemarie abasourdie que leur fille vient de réapparaître après une improbable fugue de vingt-quatre ans. Or, c'est Elizabeth qui a supplié son père de libérer Kerstin mourante, et Elizabeth encore qui va le convaincre de la conduire à l'hôpital au chevet de sa fille, après avoir vu à la télévision l'avis de recherche la concernant. Pour le docteur Albert Reiter qui voit arriver cette femme de 42 ans aux cheveux prématurément blanchis et au comportement erratique, les soupçons vont vite se transformer en certitude : quelque chose ne colle pas dans le récit du grand-père Fritzl. La police, vite alertée et dépêchée sur les lieux, obtient rapidement d'Elizabeth un témoignage accablant pour son père incestueux, qu'elle accuse de «crimes massifs», après avoir eu la promesse des policiers de ne plus jamais le revoir.
Après vingt-quatre heures de mutisme absolu, l'épaisse carapace de Jozef Fritzl finit par se fissurer lundi. «Je suis désolé pour ma famille», lâche-t-il, avant de tout confesser en bloc : la construction du réduit souterrain, les constantes modifications qu'il y apporta au fil des années pour y loger clandestinement sa deuxième famille incestueuse, la séquestration et les violences sexuelles répétées à l'encontre de sa fille Elizabeth. Jusqu'à l'incinération du nourrisson mort, jumeau d'Alexander, qui a, lui, survécu. La monstruosité de ces crimes pourrait lui valoir la prison à vie, au titre du Code pénal autrichien. Selon la police, toutes ces révélations coup sur coup auraient brisé Rosemarie, la mère si longtemps aveuglée.
La clé essentielle de l'enquête, touffue, complexe, réside désormais dans la personnalité de Josef Fritzl, qui ne s'était pas privé d'éconduire brutalement journalistes et officiers de police, il y a quelques jours, alors que tout le monde s'interrogeait sur l'affection mystérieuse dont souffrait la jeune Kerstin. Mardi, lors de sa première comparution devant le tribunal, l'accusé se montrait «totalement calme, totalement sans émotions», notait le procureur Gerhard Sedlacek. Le psychiatre autrichien Reinhard Haller estimait que le suspect «doit avoir eu l'impression qu'il était supérieur aux autres», tandis qu'un autre expert psychiatre, Sigrun Rossmanith, le présentait «manifestement» comme «un dominant». Mais comment a-t-il pu si longtemps donner le change aux services sociaux, à ses voisins mais surtout à Rosemarie, lui qui devait descendre chaque jour des repas pour quatre âmes en peine, enfermées plusieurs mètres sous terre ?
Dans la petite ville d'Amstetten, jolie bourgade cossue de 20 000 habitants, située à 130 kilomètres de Vienne, les voisins confient tomber des nues aux journalistes qui les interrogent. Ils évoquent la grand-mère très active socialement, les enfants adoptés bien élevés, dont deux sont devenus pompiers volontaires. La boulangère ne peut imaginer que cette famille qui venait acheter des brioches presque tous les jours dans son magasin ait pu cacher si longtemps un aussi terrible secret.
La question provoque d'ailleurs un véritable tremblement de terre psychologique à travers toute l'Autriche, qui s'interroge sur les failles d'une société suffisamment indifférente ou aveugle à autrui pour avoir ignoré le drame qui se jouait en son sein. «Toute la nation doit se demander ce qui va fondamentalement de travers dans la société autrichienne», notait lundi le quotidien Der Standard dans son éditorial. En recoupant les faits, nombre de journalistes soulignent aujourd'hui que les services sociaux d'Amstetten furent bien peu regardants sur la disparition d'Elizabeth et l'origine des trois enfants adoptés par Jozef et Rosemarie Fritzl. D'autres évoquent le casier judiciaire du retraité d'Amstetten, d'autres, encore, de supposés voyages en Thaïlande avec des collègues masculins. Une amie d'école d'Elizabeth a raconté au Standard qu'elle trouvait incroyable que personne n'ait rien soupçonné en ville sur les Fritzl. «Tout le monde savait qu'ils étaient étranges, a-t-elle dit. Son frère m'a dit un jour à propos de son père : “il nous tuera tous”.»
Elizabeth et ses enfants ne sont pas morts. Mais ce sont des survivants. Ils ont été hospitalisés dans une clinique psychiatrique d'Amstetten. Dans un beau geste d'espoir, la jeune Natascha Kampusch, elle aussi rescapée de l'enfer de la séquestration, a proposé de les aider à réapprendre, tant bien que mal, à vivre.
Source : Le Figaro